Peau d'âne, conte complet à télécharger pour l'école

Il est des gens de qui l'esprit guindé,

Sous un front jamais déridé,

Ne souffre, n'approuve et n'estime

Que le pompeux et le sublime;

Pour moi, j'ose poser en fait

Qu'en de certains moments l'esprit le plus parfait

Peut aimer sans rougir jusqu'aux Marionnettes;

Et qu'il est des temps et des lieux

Où le grave et le sérieux

Ne valent pas d'agréables sornettes.

Pourquoi faut-il s'émerveiller

Que la Raison la mieux sensée,

Lasse souvent de trop veiller,

Par des contes d'Ogre et de Fée

Ingénieusement bercée,

Prenne plaisir à sommeiller ?

Sans craindre donc qu'on me condamne

De mal employer mon loisir,

Je vais, pour contenter votre juste désir,

Vous conter tout au long l'histoire de Peau d'Ane.

Il était une fois un Roi,

Le plus grand qui fût sur la Terre,

Aimable en Paix, terrible en Guerre,

Seul enfin comparable à soi:

Ses voisins le craignaient, ses Etats étaient calmes,

Et l'on voyait de toutes parts

Fleurir, à l'ombre de ses palmes,

Et les Vertus et les beaux Arts.

Son aimable Moitié, sa Compagne fidèle,

Etait si charmante et si belle,

Avait l'esprit si commode et si doux

Qu'il était encor avec elle

Moins heureux Roi qu'heureux époux.

De leur tendre et chaste Hyménée

Plein de douceur et d'agrément,

Avec tant de vertus une fille était née

Qu'ils se consolaient aisément

De n'avoir pas de plus ample lignée.

Dans son vaste et riche Palais

Ce n'était que magnificence;

Partout y fourmillait une vive abondance

De Courtisans et de Valets;

Il avait dans son Ecurie

Grands et petits chevaux de toutes les façons;

Couverts de beaux caparaçons,

Roides d'or et de broderie;

Mais ce qui surprenait tout le monde en entrant,

C'est qu'au lieu le plus apparent,

Un maître Ane étalait ses deux grandes oreilles.

Cette injustice vous surprend,

Mais lorsque vous saurez ses vertus nonpareilles,

Vous ne trouverez pas que l'honneur fût trop grand.

Tel et si net le forma la Nature

Qu'il ne faisait jamais d'ordure,

Mais bien beaux Ecus au soleil

Et Louis de toute manière,

Qu'on allait recueillir sur la blonde litière

Tous les matins à son réveil.

Or le Ciel qui parfois se lasse

De rendre les hommes contents,

Qui toujours à ses biens mêle quelque disgrâce,

Ainsi que la pluie au beau temps,

Permit qu'une âpre maladie

Tout à coup de la Reine attaquât les beaux jours.

Partout on cherche du secours;

Mais ni la Faculté qui le Grec étudie,

Ni les Charlatans ayant cours,

Ne purent tous ensemble arrêter l'incendie

Que la fièvre allumait en s'augmentant toujours.

Arrivée à sa dernière heure

Elle dit au Roi son Epoux:

"Trouvez bon qu'avant que je meure

J'exige une chose de vous;

C'est que s'il vous prenait envie

De vous remarier quand je n'y serai plus…

— Ah! dit le Roi, ces soins sont superflus,

Je n'y songerai de ma vie,

Soyez en repos là-dessus.

— Je le crois bien, reprit la Reine,

Si j'en prends à témoin votre amour véhément;

Mais pour m'en rendre plus certaine,

Je veux avoir votre serment,

Adouci toutefois par ce tempérament

Que si vous rencontrez une femme plus belle,

Mieux faite et plus sage que moi,

Vous pourrez franchement lui donner votre foi

Et vous marier avec elle."

Sa confiance en ses attraits

Lui faisait regarder une telle promesse

Comme un serment, surpris avec adresse,

De ne se marier jamais.

Le Prince jura donc, les yeux baignés de larmes,

Tout ce que la Reine voulut;

La Reine entre ses bras mourut,

Et jamais un Mari ne fit tant de vacarmes.

A l'ouïr sangloter et les nuits et les jours,

On jugea que son deuil ne lui durerait guère,

Et qu'il pleurait ses défuntes Amours

Comme un homme pressé qui veut sortir d'affaire.

On ne se trompa point. Au bout de quelques mois

Il voulut procéder à faire un nouveau choix;

Mais ce n'était pas chose aisée,

Il fallait garder son serment

Et que la nouvelle Epousée

Eût plus d'attraits et d'agrément

Que celle qu'on venait de mettre au monument.

Ni la Cour en beautés fertile,

Ni la Campagne, ni la Ville,

Ni les Royaumes d'alentour

Dont on alla faire le tour,

N'en purent fournir une telle;

L'Infante seule était plus belle

Et possédait certains tendres appas

Que la défunte n'avait pas.

Le Roi le remarqua lui-même

Et brûlant d'un amour extrême,

Alla follement s'aviser

Que par cette raison il devait l'épouser.

Il trouva même un Casuiste

Qui jugea que le cas se pouvait proposer.

Mais la jeune Princesse triste

D'ouïr parler d'un tel amour,

Se lamentait et pleurait nuit et jour.

De mille chagrins l'âme pleine,

Elle alla trouver sa Marraine,

Loin, dans une grotte à l'écart

De Nacre et de Corail richement étoffée.

C'était une admirable Fée

Qui n'eut jamais de pareille en son Art.

Il n'est pas besoin qu'on vous die

Ce qu'était une Fée en ces bienheureux temps;

Car je suis sûr que votre Mie

Vous l'aura dit dès vos plus jeunes ans.

"Je sais, dit-elle, en voyant la Princesse,

Ce qui vous fait venir ici,

Je sais de votre coeur la profonde tristesse;

Mais avec moi n'ayez plus de souci.

Il n'est rien qui vous puisse nuire

Pourvu qu'à mes conseils vous vous laissiez conduire.

Votre Père, il est vrai, voudrait vous épouser;

Ecouter sa folle demande

Serait une faute bien grande,

Mais sans le contredire on le peut refuser.

Dites-lui qu'il faut qu'il vous donne

Pour rendre vos désirs contents,

Avant qu'à son amour votre coeur s'abandonne,

Une Robe qui soit de la couleur du Temps.

Malgré tout son pouvoir et toute sa richesse,

Quoique le Ciel en tout favorise ses voeux,

Il ne pourra jamais accomplir sa promesse."

Aussitôt la jeune Princesse

L'alla dire en tremblant à son Père amoureux

Qui dans le moment fit entendre

Aux Tailleurs les plus importants

Que s'ils ne lui faisaient, sans trop le faire attendre,

Une Robe qui fût de la couleur du Temps,

Ils pouvaient s'assurer qu'il les ferait tous pendre.

Le second jour ne luisait pas encor

Qu'on apporta la Robe désirée;

Le plus beau bleu de l'Empyrée

N'est pas, lorsqu'il est ceint de gros nuages d'or,

D'une couleur plus azurée.

De joie et de douleur l'Infante pénétrée

Ne sait que dire ni comment

Se dérober à son engagement.

"Princesse, demandez-en une,

Lui dit sa Marraine tout bas,

Qui plus brillante et moins commune,

Soit de la couleur de la Lune.

Il ne vous la donnera pas."

A peine la Princesse en eut fait la demande

Que le Roi dit à son Brodeur:

"Que l'astre de la Nuit n'ait pas plus de splendeur

Et que dans quatre jours sans faute on me la rende."

Le riche habillement fut fait au jour marqué,

Tel que le Roi s'en était expliqué.

Dans les Cieux où la Nuit a déployé ses voiles,

La Lune est moins pompeuse en sa robe d'argent

Lors même qu'au milieu de son cours diligent

Sa plus vive clarté fait pâlir les étoles :

La Princesse admirant ce merveilleux habit,

Etait à consentir presque délibérée;

Mais par sa Marraine inspirée,

Au Prince amoureux elle dit:

"Je ne saurais être contente

Que je n'aie une Robe encore plus brillante

Et de la couleur du Soleil."

Le Prince qui l'aimait d'un amour sans pareil,

Fit venir aussitôt un riche Lapidaire

Et lui commanda de la faire

D'un superbe tissu d'or et de diamants,

Disant que s'il manquait à le bien satisfaire,

Il le ferait mourir au milieu des tourments.

Le Prince fut exempt de s'en donner la peine,

Car l'ouvrier industrieux,

Avant la fin de la semaine,

Fit apporter l'ouvrage précieux,

Si beau, si vif, si radieux,

Que le blond Amant de Clymène,

Lorsque sur la voûte des Cieux

Dans son char d'or il se promène,

D'un plus brillant éclat n'éblouit pas les yeux.

L'Infante que ces dons achèvent de confondre,

A son Père, à son Roi ne sait plus que répondre.

Sa Marraine aussitôt la prenant par la main:

"Il ne faut pas, lui dit-elle à l'oreille,

Demeurer en si beau chemin;

Est-ce une si grande merveille

Que tous ces dons que vous en recevez,

Tant qu'il aura l'Ane que vous savez,

Qui d'écus d'or sans cesse emplit sa bourse?

Demandez-lui la peau de ce rare Animal.

Comme il est toute sa ressource,

Vous ne l'obtiendrez pas, ou je raisonne mal."

Cette Fée était bien savante,

Et cependant elle ignorait encor

Que l'amour violent pourvu qu'on le contente,

Compte pour rien l'argent et l'or;

La peau fut galamment aussitôt accordée

Que l'Infante l'eut demandée.

Cette Peau quand on l'apporta

Terriblement l'épouvanta

Et la fit de son sort amèrement se plaindre.

Sa Marraine survint et lui représenta

Que quand on fait le bien on ne doit jamais craindre;

Qu'il faut laisser penser au Roi

Qu'elle est tout à fait disposée

A subir avec lui la conjugale Loi,

Mais qu'au même moment, seule et bien déguisée,

Il faut qu'elle s'en aille en quelque État lointain

Pour éviter un mal si proche et si certain.

"Voici, poursuivit-elle, une grande cassette

Où nous mettrons tous vos habits,

Votre miroir, votre toilette,

Vos diamants et vos rubis.

Je vous donne encor ma Baguette;

En la tenant en votre main,

La cassette suivra votre même chemin

Toujours sous la Terre cachée;

Et lorsque vous voudrez l'ouvrir,

A peine mon bâton la Terre aura touchée

Qu'aussitôt à vos yeux elle viendra s'offrir.

Pour vous rendre méconnaissable,

La dépouille de l'Ane est un masque admirable.

Cachez-vous bien dans cette peau,

On ne croira jamais, tant elle est effroyable,

Qu'elle renferme rien de beau.

La Princesse ainsi travestie

De chez la sage Fée à peine fut sortie,

Pendant la fraîcheur du matin,

Que le Prince qui pour la Fête

De son heureux Hymen s'apprête,

Apprend tout effrayé son funeste destin.

Il n'est point de maison, de chemin d'avenue,

Qu'on ne parcoure promptement;

Mais on s'agite vainement,

On ne peut deviner ce qu'elle est devenue.

Partout se répandit un triste et noir chagrin;

Plus de Noces, plus de Festin,

Plus de Tarte, plus de Dragées;

Les Dames de la Cour, toutes découragées,

N'en dînèrent point la plupart;

Mais du Curé sur tout la tristesse fut grande,

Car il en déjeuna fort tard,

Et qui pis est n'eut point d'offrande.

L'Infante cependant poursuivait son chemin,

Le visage couvert d'une vilaine crasse;

A tous Passants elle tendait la main,

Et tâchait pour servir de trouver une place.

Mais les moins délicats et les plus malheureux

La voyant si maussade et si pleine d'ordure,

Ne voulaient écouter ni retirer chez eux

Une si sale créature.

Elle alla donc bien loin, bien loin, encor plus loin;

Enfin elle arriva dans une Métairie

Où la Fermière avait besoin

D'une souillon, dont l'industrie

Allât jusqu'à savoir bien laver des torchons

Et nettoyer l'auge aux Cochons.

On la mit dans un coin au fond de la cuisine

Où les Valets, insolente vermine,

Ne faisaient que la tirailler,

La contredire et la railler;

Ils ne savaient quelle pièce lui faire,

La harcelant à tout propos;

Elle était la butte ordinaire

De tous leurs quolibets et de tous leurs bons mots.

Elle avait le Dimanche un peu plus de repos;

Car, ayant du matin fait sa petite affaire,

Elle entrait dans sa chambre et tenant son huis clos,

Elle se décrassait, puis ouvrait sa cassette,

Mettait proprement sa toilette,

Rangeait dessus ses petits pots.

Devant son grand miroir, contente et satisfaite,

De la Lune tantôt la robe elle mettait,

Tantôt celle où le feu du Soleil éclatait,

Tantôt la belle robe bleue

Que tout l'azur des Cieux ne saurait égaler,

Avec ce chagrin seul que leur traînante queue.

Sur le plancher trop court ne pouvait s'étaler.

Elle aimait à se voir jeune, vermeille et blanche

Et plus brave cent fois que nulle autre n'était;

Ce doux plaisir la sustentait

Et la menait jusqu'à l'autre Dimanche.

J'oubliais à dire en passant

Qu'en cette grande Métairie

D'un Roi magnifique et puissant

Se faisait la Ménagerie,

Que là, Poules de Barbarie,

Râles, Pintades, Cormorans,

Oisons musqués, Canes Petières,

Et mille autres oiseaux de bizarres manières,

Entre eux presque tous différents,

Remplissaient à l'envi dix cours toutes entières.

Le fils du Roi dans ce charmant séjour

Venait souvent au retour de la Chasse

Se reposer, boire à la glace

Avec les Seigneurs de sa Cour.

Tel ne fut point le beau Céphale:

Son air était Royal, sa mine martiale,

Propre à faire trembler les plus fiers bataillons.

Peau d'Ane de fort loin le vit avec tendresse,

Et reconnut par cette hardiesse

Que sous sa crasse et ses haillons

Elle gardait encor le coeur d'une Princesse.

"Qu'il a l'ai grand, quoiqu'il l'ait négligé,

Qu'il est aimable, disait-elle,

Et que bienheureuse est la belle

A qui son coeur est engagé!

D'une robe de rien s'il m'avait honorée,

Je m'en trouverais plus parée

Que de toutes celles que j'ai."

Un jour le jeune Prince errant à l'aventure

De basse-cour en basse-cour,

Passa dans une allée obscure

Où de Peau d'Ane était l'humble séjour.

Par hasard il mit l'oeil au trou de la serrure.

Comme il était fête ce jour,

Elle avait pris une riche parure

Et ses superbes vêtements

Qui, tissus de fin or et de gros diamants,

Egalaient du Soleil la clarté la plus pure.

Le Prince au gré de son désir

La contemple et ne peut qu'à peine,

En la voyant, reprendre haleine,

Tant il est comblé de plaisir.

Quels que soient les habits, la beauté du visage,

Son beau tour, sa vive blancheur,

Ses traits fins, sa jeune fraîcheur

Le touchent cent fois davantage;

Mais un certain air de grandeur,

Plus encore une sage et modeste pudeur,

Des beautés de son âme assuré témoignage,

S'emparèrent de tout son coeur.

Trois fois, dans la chaleur du feu qui le transporte,

Il voulut enfoncer la porte;

Mais croyant voir une Divinité,

Trois fois par le respect son bras fut arrêté.

Dans le Palais, pensif il se retire,

Et là, nuit et jour il soupire;

Il ne veut plus aller au Bal

Quoiqu'on soit dans le Carnaval.

Il hait la Chasse, il hait la Comédie,

Il n'a plus d'appétit, tout lui fait mal au coeur,

Et le fond de sa maladie

Est une triste et mortelle langueur.

Il s'enquit quelle était cette Nymphe admirable

Qui demeurait dans une basse-cour,

Au fond d'une allée effroyable,

Où l'on ne voit goutte en plein jour.

"C'est, lui dit-on, Peau d'Ane, en rien Nymphe ni belle

Et que Peau d'Ane l'on appelle,

A cause de la Peau qu'elle met sur son cou;

De l'Amour c'est le vrai remède,

La bête en un mot la plus laide,

Qu'on puisse voir après le Loup."

On a beau dire, il ne saurait le croire;

Les traits que l'amour a tracés

Toujours présents à sa mémoire

N'en seront jamais effacés.

Cependant la Reine sa Mère

Qui n'a que lui d'enfant pleure et se désespère;

De déclarer son mal elle le presse en vain,

Il gémit, il pleure, il soupire,

Il ne dit rien, si ce n'est qu'il désire

Que Peau d'Ane lui fasse un gâteau de sa main;

Et la Mère ne sait ce que son Fils veut dire.

"O Ciel! Madame, lui dit-on,

Cette Peau d'Ane est une noire Taupe

Plus vilaine encore et plus gaupe

Que le plus sale Marmiton.

— N'importe, dit la Reine, il le faut satisfaire

Et c'est à cela seul que nous devons songer."

Il aurait eu de l'or, tant l'aimait cette Mère,

S'il en avait voulu manger.

Peau d'Ane donc prend sa farine

Qu'elle avait fait bluter exprès

Pour rendre sa pâte plus fine,

Son sel, son beurre et ses oeufs frais;

Et pour bien faire sa galette,

S'enferme seule en sa chambrette.

D'abord elle se décrassa

Les mains, les bras et le visage,

Et prit un corps d'argent que vite elle laça

Pour dignement faire l'ouvrage

Qu'aussitôt elle commença.

On dit qu'en travaillant un peu trop à la hâte,

De son doigt par hasard il tomba dans la pâte

Un de ses anneaux de grand prix;

Mais ceux qu'on tient savoir le fin de cette histoire

Assurent que par elle exprès il y fut mis;

Et pour moi franchement je l'oserais bien croire,

Fort sûr que, quand le Prince à sa porte aborda

Et par le trou la regarda,

Elle s'en était aperçue:

Sur ce point la femme est si drue

Et son oeil va si promptement

Qu'on ne peut la voir un moment

Qu'elle ne sache qu'on l'a vue.

Je suis bien sûr encor, et j'en ferais serment,

Qu'elle ne douta point que de son jeune Amant

La Bague ne fût bien reçue.

On ne pétrit jamais un si friand morceau,

Et le Prince trouva la galette si bonne

Qu'il ne s'en fallut rien que d'une faim gloutonne

Il n'avalât aussi l'anneau.

Quand il en vit l'émeraude admirable,

Et du jonc d'or le cercle étroit,

Qui marquait la forme du doigt,

Son coeur en fut touché d'une joie incroyable;

Sous son chevet il le mit à l'instant,

Et son mal toujours augmentant,

Les Médecins sages d'expérience,

En le voyant maigrir de jour en jour,

Jugèrent tous, par leur grande science,

Qu'il était malade d'amour.

Comme l'Hymen, quelque mal qu'on en die,

Est un remède exquis pour cette maladie,

On conclut à le marier;

Il s'en fit quelque temps prier,

Puis dit: « Je le veux bien, pourvu que l'on me donne

En mariage la personne

Pour qui cet anneau sera bon. »

A cette bizarre demande,

De la Reine et du Roi la surprise fut grande;

Mais il était si mal qu'on n'osa dire non.

Voilà donc qu'on se met en quête

De celle que l'anneau, sans nul égard du sang,

Doit placer dans un si haut rang;

Il n'en est point qui ne s'apprête

A venir présenter son doigt

Ni qui veuille céder son droit.

Le bruit ayant couru que pour prétendre au Prince,

Il faut avoir le doigt bien mince,

Tout Charlatan, pour être bienvenu,

Dit qu'il a le secret de le rendre menu;

L'une, en suivant son bizarre caprice,

Comme une rave le ratisse;

L'autre en coupe un petit morceau;

Une autre en le pressant croit qu'elle l'apetisse;

Et l'autre, avec de certaine eau,

Pour le rendre moins gros en fait tomber la peau;

Il n'est enfin point de manoeuvre

Qu'une Dame ne mette en oeuvre,

Pour faire que son doigt cadre bien à l'anneau.

L'essai fut commencé par les jeunes Princesses,

Les Marquises et les Duchesses;

Mais leurs doigts quoique délicats,

Etaient trop gros et n'entraient pas.

Les Comtesses, et les Baronnes,

Et toutes les nobles Personnes,

Comme elles tour à tour présentèrent leur main

Et la présentèrent en vain.

Ensuite vinrent les Grisettes.

Dont les jolis et menus doigts,

Car il en est de très bien faites,

Semblèrent à l'anneau s'ajuster quelquefois.

Mais la Bague toujours trop petite ou trop ronde

D'un dédain presque égal rebutait tout le monde.

Il fallut en venir enfin

Aux Servantes, aux Cuisinières,

Aux Tortillons, aux Dindonnières,

En un mot à tout le fretin,

Dont les rouges et noires pattes,

Non moins que les mains délicates,

Espéraient un heureux destin.

Il s'y présenta mainte fille

Dont le doigt, gros et ramassé,

Dans la Bague du Prince eût aussi peu passé

Qu'un câble au travers d'un aiguille.

On crut enfin que c'était fait,

Car il ne restait en effet,

Que la pauvre Peau d'Ane au fond de la cuisine.

Mais comment croire, disait-on,

Qu'à régner le Ciel la destine!

Le Prince dit: "Et pourquoi non?

Qu'on la fasse venir." Chacun se prit à rire,

Criant tout haut: "Que veut-on dire,

De faire entrer ici cette sale guenon?"

Mais lorsqu'elle tira de dessous sa peau noire

Une petite main qui semblait de l'ivoire

Qu'un peu de pourpre a coloré,

Et que de la Bague fatale,

D'une justesse sans égale

Son petit doigt fut entouré,

La Cour fut dans une surprise

Qui ne peut pas être comprise.

On la menait au Roi dans ce transport subit;

Mais elle demanda qu'avant que de paraître

Devant son Seigneur et son Maître,

On lui donnât le temps de prendre un autre habit.

De cet habit, pour la vérité dire,

De tous côtés on s'apprêtait à rire;

Mais lorsqu'elle arriva dans les Appartements,

Et qu'elle eut traversé les salles

Avec ses pompeux vêtements

Dont les riches beautés n'eurent jamais d'égales;

Que ses aimables cheveux blonds

Mêlés de diamants dont la vive lumière

En faisait autant de rayons,

Que ses yeux bleus, grands, doux et longs,

Qui pleins d'une Majesté fière

Ne regardent jamais sans plaire et sans blesser,

Et que sa taille enfin si menue et si fine

Qu'avecque ses deux mains on eût pu l'embrasser,

Montrèrent leurs appas et leur grâce divine,

Des Dames de la Cour, et de leurs ornements

Tombèrent tous les agréments.

Dans la joie et le bruit de toute l'Assemblée,

Le bon Roi ne se sentait pas

De voir sa Bru posséder tant d'appas;

La Reine en était affolée,

Et le Prince son cher Amant,

De cent plaisirs l'âme comblée,

Succombait sous le poids de son ravissement.

Pour l'Hymen aussitôt chacun prit ses mesures;

Le Monarque en pria tous les Rois d'alentour,

Qui, tous brillants de diverses parures,

Quittèrent leurs Etats pour être à ce grand jour.

On en vit arriver des climats de l'Aurore,

Montés sur de grands Eléphants;

Il en vint du rivage More,

Qui, plus noirs et plus laids encore,

Faisaient peur aux petits enfants;

Enfin de tous les coins du Monde,

Il en débarque et la Cour en abonde.

Mais nul Prince, nul Potentat,

N'y parut avec tant d'éclat

Que le Père de l'Epousée,

Qui d'elle autrefois amoureux

Avait avec le temps purifié les feux

Dont son âme était embrasée.

Il en avait banni tout désir criminel

Et de cette odieuse flamme

Le peu qui restait dans son âme

N'en rendait que plus vif son amour paternel.

Dès qu'il la vit: "Que béni soit le Ciel

Qui veut bien que je te revoie,

Ma chère enfant", dit-il, et tout pleurant de joie,

Courut tendrement l'embrasser;

Chacun à son bonheur voulut s'intéresser,

Et le futur Epoux était ravi d'apprendre

Que d'un Roi si puissant il devenait le Gendre.

Dans ce moment la Marraine arriva

Qui raconta toute l'histoire,

Et par son récit acheva

De combler Peau d'Ane de gloire.

Il n'est pas malaisé de voir

Que le but de ce Conte est qu'un Enfant apprenne

Qu'il vaut mieux s'exposer à la plus rude peine.

Que de manquer à son devoir;

Que la Vertu peut être infortunée

Mais qu'elle est toujours couronnée;

Que contre un fol amour et ses fougueux transports

La Raison la plus forte est une faible digue,

Et qu'il n'est point de si riches trésors

Dont un Amant ne soit prodigue;

Que de l'eau claire et du pain bis

Suffisent pour la nourriture

De toute jeune Créature,

Pourvu qu'elle ait de beaux habits;

Que sous le Ciel il n'est point de femelle

Qui ne s'imagine être belle,

Et qui souvent ne s'imagine encor

Que si des trois Beautés la fameuse querelle

S'était démêlée avec elle,

Elle aurait eu la pomme d'or.

Le Conte de Peau d'Ane est difficile à croire,

Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,

Des Mères et des Mères-grands,

On en gardera la mémoire.